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seul instrument qu'il connoisse, il l'emploie à divers usages, dont par le défaut. d'exercice, les nôtres sont incapables; et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité oblige d'acquérir. S'il avoit eu une hache, son poignet romproit-il de si fortes branches? S'il avoit eu une fronde, lanceroit-il de la main une pierre avec tant de roideur ? S'il avoit eu une échelle, grimperoit-il si légèrement sur un arbre ? s'il avoit eu un cheval, seroit-il si vite à la cour-se? Laissez à l'Homme civilisé le tems de rassembler toutes ses machines autour de lui: on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'Homme sauvage: mais si vous voulez voir un combat plus -inégal encore, mettez-les nuds et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre ; et vous connoîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout événement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi.

Il y a deux sortes d'Hommes dont les corps sont dans un exercice continuel et qui sûrement songent aussi peu les uns que les autres à cultiver leur ame; savoir, les paysans et les sauvages. Les II. Partie.

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premiers sont rustiques, grossiers, maladroits; les autres connus par leur grand sens, le sont encore par la subtilité de leur esprit généralement il n'y a rien de plus lourd qu'un paysan, ni rien de plus fin qu'un sauvage. D'où vient cette difference? C'est que le premier faisant tout ce qu'on lui commande, ou ce qu'il a vu faire à son pere, ou ce qu'il a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais que par routine, et dans sa vie presqu'automate, occupé sans cesse des mêmes travaux, l'habitude et l'obéissance lui tiennent lieu de raison.

Pour le sauvage, c'est autre chose; n'étant attaché à aucun lieu, n'ayant point de tache prescrite, n'obéissant à personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de raisonner à chaque action de sa vie, il ne fait pas un mouvement, pas un pas, sans en avoir d'avance envisagé les suites. Ainsi plus son corps s'exerce, plus son esprit s'éclaire; sa force et sa raison croissent à-lafois, et s'étendent l'une par l'autre.

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HOMME CIVIL.

E passage de l'état de nature à l'état civil a produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquoit auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique, et le droit à l'appétit; l'Homme, qui, jusques là, n'avoit regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchans. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avanta ges qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentimens s'ennoblissent, son ame toute entiere s'éleve à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient souvent au-dessus de celle dont il est sorti, il devroit bénir sans cesse l'instant heureux qui J'en arracha pour jamais, et qui d'un animal stupide et borné, fit un être intelli gent et un homme.

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Où est l'homme de bien qui ne doit rien à son pays? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plus précieux pour l'Homme la moralité de ses actions et l'amour de la vertu. Né dans le fond d'un bois, il eût vécu plus heureux et plus libre; mais n'ayant rien à combattre pour suivre ses penchans, il eût été bon sans mérite, il n'eût point été vertueux, et maintenant il sait l'être malgré ses passions. La seule apparence de l'ordre le porte à le connoître, à l'aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l'intérêt commun. Il n'est pas vrai qu'il ne tire aucun profit des lois; elles lui donnent le courage d'être juste, même parmi les méchans. Il n'est pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui.

Différence de l'Homme Policé et de l'Hom me Sauvage.

L'HOMM

'HOMME Sauvage et l'Homme Policé, different tellement par le fond du

cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l'un, réduiroit l'autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l'ataraxie même du stoïcien n'approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen toujours actif, sue, s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses: il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir fimmortalité. Il fait sa cour aux grands qu'il hait, et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection; et fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager. Quel spectacle pour un Caraïbe que les travaux pénibles et enviés d'un ministre Européen! Combien de morts cruelles ne préféreroit pas cet indolent Sauvage à l'horreur d'une pareille vie, qui souvent n'est pas même adoucie par le plaisir de bien faire.

Le Sauvage vit en lui-même, l'homme

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