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LES PENSÉES

DE

J. J. ROUSSEAU.

MAITRES, DOMESTIQUES.

TOUTE maison bien ordonnée est l'i

mage de l'ame du maître. Les lambris dorés, le luxe et la magnificence n'annoncent que la vanité de celui qui les étale, au lieu que par-tout où vous ver rez régner la regle sans tristesse, la paix sans esclavage, l'abondance sans profu, sion, dites avec confiance : C'est un être heureux qui commande ici.

Un pere de famille qui se plaît dans sa maison, a pour prix des soins conti nuels qu'il s'y donne la continuelle jouis sance des plus doux sentimens de la na ture. Seul entre tous les mortels, il est inaître de sa propre félicité, parce qu'il est heureux comme Dieu même, sans rien

desirer de plus que ce dont il jouit : comme cet être immense il ne songe pas à amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites et la direction la mieux entendue s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s'enrichit en possédant mieux ce qu'il a. Il ne jouissoit que du revenu de ses terres, il jouit Encore de ses terres mêmes en présidant à leur culture et les parcourant sans cesse: son domestique lui étoit étranger i en fait son bien, son enfant, il se l'approprie. Il n'avoit droit que sur les actions, il s'en donne encore sur les volontés. Il n'étoit maître qu'à prix d'argent, il le devient par l'empire sacré de l'estime et des bienfaits.

C'est une grande erreur dans l'économie domestique, ainsi que dans la vie civile, de vouloir combattre un vice par un autre, ou former entre eux une sorte d'équilibre, comme si ce qui sape les fondemens de l'ordre pouvoit jamais servir à l'établir; on ne fait par cette mauvaise police que réunir enfin tous les inconvéniens. Les vices tolérés dans une maison n'y regnent pas seuls, laissez-en germer un, mille viendront à sa suite.

Dans une maison où le maître est sincérement chéri et respecté, tous ses dow mestiques se regardant comme lésés par des pertes qui le laisseroient moins en état de récompenser un bon serviteur, sont également incapables dé souffrir en silence le tort que l'un d'eux voudroit lui faire. C'est une police bien sublime que celle qui sait transformer ainsi le vil métier d'accusateur en une fonction de zele, d'intégrité, de courage, aussi noble ou du moins aussi louable qu'elle l'étoit chez les Romains.

Le précepte de couvrir les fautes de son prochain ne se rapporte qu'à celles qui ne font du tort à personne; une injustice qu'on voit, qu'on tait et qui blesse un tiers, on la commet soi-même ; et comme ce n'est que le sentiment de nos propres défauts qui nous oblige à pardonner ceux d'autrui, nul n'aime à tolérer les fripons, s'il n'est fripon lui. même ces principes, vrais en général d'homme à homme, sont bien plus rigoureux encore, dans la relation étroite de serviteur à maître.

Que penser de ces maîtres indifférens à tout, hors à leurs intérêt, qui ne veulent qu'être bien servis, sans s'embarras

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ser au surplus de ce que sont leurs gens? Ceux qui ne veulent qu'être bien servis ne sauroient l'être long-tems. Les liai sons trop intimes entre les deux sexes ne produisent jamais que du mal. C'est des conciliabules qui se tiennent chez les femmes-de-chambre, que sortent la plupart des désordres d'un ménage. L'accord des hommes entre eux ni des femmes entre elles n'est pas assez sûr pour tirer à conséquence. Mais c'est toujours entre hommes et femmes que s'établis sent ces secrets monopoles qui ruinent à la longue les familles les plus opu, lentes.

L'insolence des domestiques annonce plutôt un maître vicieux que foible: car rien ne leur donne autant d'audace que la connoissance de ses vices, et tous ceux qu'ils découvrent en lui sont à leurs yeux autant de dispenses d'obéir à un homme qu'ils ne sauroient plus respecter.

Les valets imitent les maîtres, et les imitant grossiérement, ils rendent sensi bles dans leur conduite les défauts que le vernis de l'éducation cache mieux dans les autres.

Quand celui qui ne s'embarrasse pas d'être méprisé et haï de ses gens s'en

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