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les autres que par la force et l'intérêt, par au lieu que les anciens agissoient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l'ame, parce qu'ils ne négligeoient pas la langue des signes. Toutes les conventions se passoient avec solemnité pour les rendre plus inviolables: avant que la force füt établie, les Dieux étoient les Magistrats du genre humain ; c'est pardevant eux que les particuliers faisoient leurs traités, leurs alliances, prononçoient leurs promesses; la face de la terre étoit le livre où s'en conservoient les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de pierre consacrés par ces actes, et rendus respec tables aux hommes barbares, étoient les feuillets de ce livre, ouvert sans cesse tous les yeux. Le puits du serment, puits du vivant et voyant, le vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin; voilà quels étoient les monumens grossiers, mais augustes, de la sainteté des contrats; nul n'eût osé d'une main sacrilege attenter à ces monumens ; et la foi des hommes étoit plus assurée par la garantie de ces témoins muets, qu'elle ne l'est aujourd'hui par toute la vaine rigueur des lois.

Dans le gouvernement, l'auguste ar pareil de la puissance royale en imposoit

aux sujets. Des marques de dignités, un trône, un sceptre, une robe de pourpre une couronne, un bandeau, étoient pour eux des choses sacrées. Ces signes respectés leur rendoient vénérable l'homme qu'ils en voyoient orné ; sans soldats, sans rénaces, sitôt qu'il parloit il étoit obéi. Maintenant qu'on affecte d'abolir ces signes (1), qu'arrive-t-il de ce mépris ? Que la majesté royale s'efface de tous les coeurs que les Rois ne se font plus obéir qu'à force de troupes, et que le respect des sujets n'est que dans la crainte du châtiment. Les Rois n'ont plus la peine de porter leur diadême, ni les Grands les marques de

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(1) Le clergé romain les a très-habilement conservés, et, à son exemple, quelques républiques, entr'autres celle de Venise. Aussi, le gouvernement vénitien, malgré la chute de l'Etat, jouit il encore, sous l'appareil de son autique majesté, de toute l'affection, de toute l'ado ration du peuple, ct après le pape, orné de sa liare, il n'y a peut-être ni roi, ni potentat, ni homme au monde aussi respecté que le doge de Venise, sans pouvoir, sans autorité, mais rendu sacré par sa pompe, et paré, sous sa corne ducale, d'une coiffure de femme. Cette céré monie du Bucentaure, qui fait tant rire les sots, feroi verser, à la populace de Venise, tout son sang pour la maintien de son tyrannique gouvernement.

leurs dignités; mais il faut avoir cent mille bras toujours prêts pour faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau, peut-être, il est aisé de voir qu'à la longue cet échange ne leur tournera pas à profit.

Ce que les anciens ont fait avec l'éloquence est prodigieux; mais cette éloquence ne consistoit pas seulement en beaux discours bien arrangés, et jamais elle n'eut plus d'effet que quand l'orateur parloit le moins. Ce qu'on disoit le plus vivement ne s'exprimoit pas par des mots, mais par des signes; on ne le disoit pas, on le montroit. L'objet qu'on expose aux yeux ébranle l'imagination, excite la curiosité, tient l'esprit dans l'attente de ce qu'on va dire, et souvent cet objet seul a tout dit. Trasibule et Tarquin coupant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son sceau sur la bouche de son favori, Diogène marchant devant Zénon, parloient-ils fait de longs discours

pas

ne

s'ils avoient mieux que Quel circuit de paroles eût aussi bien rendu les mêmes idées. Darius engagé dans la Scythie avec son armée reçoit de la part du roi des Scythes un oiseau, une grenouille, une souris et cinq flèches. L'ambassadeur re

Sans

met son présent, et s'en retourne rien dire. De nos jours cet homme eût passé pour fou. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n'eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre ces signes ; plus elle sera menaçante, et moins elle effraiera: ce ne sera qu'une fanfaronnade dont Darius n'eût fait que rire.

?

Que d'attentions chez les Romains à la langue des signes ! des vêtemens divers selon les âges, selon les conditions; des toges, des sayes, des prétextes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs des faisceaux, des haches, des couronnes d'or, d'herbes, de feuilles, des ovations, des triomphes, tout chez eux étoit appareil, représentation, cérémonie, et tout faisoit impression sur les coeurs des citoyens. Il importoit à l'Etat que le peuple s'assemblât en tel lieu plutôt qu'en tel autre ; qu'il vit on ne vît pas le Capitole ; qu'il fût ou ne fût pas tourné du côté dụ sénat ; qu'il délibérat tel ou tel jour par préférence. Les accusés changeoient d'habit, les candidats en changeoient; les guerriers ne vantoient pas leurs exploits, ils montroient leurs blessures. A la mort de César, j'imagine un de nos orateurs

voulant émouvoir le peuple, épuiser tous les lieux communs de l'art, pour faire une pathétique description de ses plaies, de son sang, de son cadavre : Antoine, quoiqu'éloquent, ne dit point tout cela; il fait apporter le corps. Quelle rhétorique!

Mais cette digression m'entraîne insensiblement loin de mon sujet, ainsi que font beaucoup d'autres, et mes écarts sont trop fréqueus pour pouvoir être longs et tolérables: je reviens donc.

de

Ne raisonnez jamais séchement avec la jeunesse. Revêtez la raison d'un corps, si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer par le cœur le langage l'esprit, afin qu'il se fasse entendre. Je le répète, les argumens froids peuvent déterminer nos opinions, non nos actions; ils nous font croire et non pas agir ; on démontre ce qu'il faut penser, et non ce qu'il faut faire. Si cela est vrai les hommes, à plus forte raison l'est-il enveloppés pour les jeunes gens, encore dans leurs sens, et qui ne pensent qu'autant qu'ils imaginent.

pour

tous

Je me garderai donc bien, même après les préparations dont j'ai parlé, d'aller tout d'un coup dans la chambre d'Emile,

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