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LETTRE

A MADAME ***

J'ai réservé pour cette partie, Madame, ce que j'avais à 'dire de plusieurs écrivains célèbres, parce que quelques-uns d'eux ont embrassé tant de sujets divers, qu'il aurait fallu, en suivant l'ordre des matières, diviser leurs ouvrages en un trop grand nombre d'articles.

J'ai voulu aussi vous présenter dans le même cadre les auteurs les plus remarquables parmi ceux qu'on est convenu d'apeler les nouveaux philosophes, afin que vous puissiez les suivre sans interruption dans leur marche et les juger d'après leurs intentions. J'ai eu souvent occasion de parler de quelques-uns d'entre eux dans le premier volume; et déjà vous pouvez en avoir une idée. Mais pour les bien

connaître, il ne suffit pas de s'en rapporter à des ouvrages composés pour le public; il faut encore, quoi qu'on puisse dire, descendre avec eux dans leur vie privée, et voir si leurs actions s'accordent avec la doctrine qu'ils prétendaient enseigner.

A la tête des hommes qui ont fait le plus de sensation dans le siècle qui vient de finir, et dont les écrits ont eu le plus d'influence sur les mœurs, la religion et l'ordre social, se présentent Voltaire et JeanJacques Rousseau. Personne n'a annoncé de plus nobles sentiments que Voltaire ; lorsqu'il parle en philosophe; on ne lui voit point de préjugés, point de haine; il ne paraît respirer que l'amour des hommes et le désir de les rendre heureux. Mais regardez-y de plus près, vous le verrez prêchant la tolérance et agissant en tout ce qui le regarde comme le plus intolérant des hommes; vous le verrez tantôt le flatteur le plus rampant, et tantôt le frondeur le plus outré; vous le verrez louant

publiquement des auteurs, ses contemporains, et cherchant en secret à les déprimer. Il fallait que les gens de lettres fissent de lui leur idole, qu'ils adoptassent ses sentiments, qu'ils entrassent dans ses vues, ou qu'ils s'exposassent à sa colère. Il fallait être ou son admirateur ou sa victime.

Rousseau écrivain tout aussi distingué que Voltaire, et orateur plus éloquent, avait cependant des talents moins variés et moins brillants. Voltaire était entré dans le grand monde presque dès son enfance; il avait vu le reste du beau siècle de Louis XIV, il avait fréquenté la société des personnes les plus spirituelles, les plus aimables du temps de la régence. Sous Louis XV, il rechercha assidûment la protection des maîtresses du roi et des personnes puissantes à la cour; il connaissait tous les états de la société, et était instruit de toutes leurs anecdotes; il avait observé toutes leurs faiblesses; et de cette réunion de connaisances habilement em-" ployées, on a vu jaillir, comme d'une

source féconde, cette diversité de sujets, cet amusement inépuisable qu'on trouve dans ses écrits. Les premières années de Rousseau, au contraire, ont été passées dans l'obscurité ou dans l'abjection; il n'avait jamais, jusqu'à l'âge où les premières impressions ne s'effacent plus et où les préjugés ne sont plus susceptibles d'être corrigés, ni vu ni connu les premières classes de la société; et lorsque sa réputation l'en eut approché, il y parut seulement comme un être singulier et bizarre. Toutes ses notions sur le monde lui sont donc restées; et on voit les choses les plus simples et les plus communes exciter son humeur et quelquefois ses soupçons. Il eut néanmoins cet avantage inappréciable sur Voltaire, c'est que dans sa doctrine, comme dans ses erreurs, il fut toujours de bonne foi. Il écrivait suivant la disposition du moment et croyait ce qu'il disait; lorsqu'ensuite il voyait autrement, il écrivait en conséquence: de-là naissent les nombreuses contradictions qu'on trouve dans ses ouvrages.

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