Imágenes de páginas
PDF
EPUB

l'adversité, que m'importe? J'ai pu fixer un instant l'idée, hélas! trop fugitive de cette suprême félicité, qui tient à l'exaltation de l'âme et au dégagement des sens. >>

Ce n'était pas seulement à la pureté du sens moral que le jeune écrivain devait la noblesse de ses pensées et le splendide vêtement dont il savait déjà les revêtir. Il s'était formé à la plus sûre école, par l'admiration des grands modèles. Le premier peut-être, ou du moins l'un des premiers, il proclamait le culte salutaire des écrivains du XVIIe siècle. C'est ainsi qu'il s'écrie, après avoir cité une phrase des Pensées de Pascal:

« Quelle belle ruine que cette phrase isolée, tracée presque illisiblement sur un lambeau de papier, et jetée là, sans attention, par l'écrivain le plus mâle et le plus profond, par le sublime Pascal !.... Lorsque je relis les esquisses si hardies de ce grand génie, je ne puis retrouver sans saisissement cette phrase, où il a dévoilé d'un seul trait son âme tout entière.

Pline a remarqué que les derniers ouvrages des artistes célèbres, ceux qu'ils n'avaient pas eu le temps d'achever, excitaient notre admiration plus que les ouvrages auxquels ces mêmes artistes avaient donné tout le degré de perfection dont ils étaient susceptibles; car, ajoute cet excellent écrivain, nous aimons à voir la pensée prête à éclore dé ces ébauches, et nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment douloureux en songeant que la mort est venue glacer la main qui avait commencé de si belles choses.

« C'est ainsi qu'un hémistiche de Virgile, une ligne de Pascal, sont pour nous aussi sacrés qu'un arc de triomphe, une colonne antique, debout sur les murs de Palmyre et de Babylone. »

Ce mouvement de retour à la religion littéraire du passé ne l'empêchait pas d'ouvrir son âme aux séductions de la science; déjà convaincu de l'identité fondamentale de la pensée humaine dans tous les siècles, il aimait à signaler dans les créations poétiques de l'antiquité comme un pressentiment des grandes découvertes de l'esprit hnmain :

« Ici je ne puis m'empêcher de faire remarquer qu'un instinct du sentiment, qui précède les observations des siècles, devine quelquefois la vérité. En effet, les fleurs vivaient et respiraient dans le langage métaphorique des poëtes avant que le système étonnant de Linné et démontré la sensibilité des plantes. Le mariage de Flore et de Zéphire était

dans les annales mythologiques avant que l'immortel Suédois eût découvert qu'une corolle était un lit nuptial, et que les zéphyrs étaient des messagers d'amour. Voyez comme Homère a peint un beau lis que le soc de la charrue a coupé... Ce n'est pas un simple végétal; il vivait, il respirait, il faisait l'ornement des campagnes; et le voilà qui penche tristement sa tête flétrie.»

Mais s'il se défiait de la disposition, alors générale, à prendre un grand progrès dans les sciences pour une rénovation de l'espèce hu maine, il protestait surtout contre la tendance parallèle qui portait tant d'esprits à chercher dans la raison le principe de toutes nos convictions, la règle de tous nos actes. Le mot de rationalisme n'était pas alors inventé, mais la chose existait grâce au XVIIIe siècle, et le jeune écrivain ne laissait pas s'ouvrir le XIXe sans que la guerre fût déclarée contre l'héritage de son devancier.

« Ce n'est pas par notre raison, dont nous sommes si fiers, que nous pouvons nous élever jusqu'à la sphère des intelligences; ce n'est pas par les seules forces de la raison que nous pouvons nous flatter de découvrir les vérités utiles : la raison, que l'homme. n'a si souvent divinisée que parce qu'il a voulu en faire son attribut exclusif, mais qui n'est qu'une vaine abstraction si elle n'est unie au sentiment.

«Oh ! ce n'est pas la raison qui guidait ces grands hommes dont les noms, transmis d'âge en âge, sont toujours chers à l'humanité. Le génie de Socrate, l'Egérie de Numa, l'ange de Milton, étaient autre chose que ce guide orgueilleux. Voyez les écarts de tous ces philosophes, de tous ces moralistes géométriques qui ont voulu porter dans l'étude de nos facultés l'exactitude mathématique de la raison !

« Est-ce la raison qui a rapproché les hommes, qui a formé les premières sociétés, qui a bâti les premières villes, qui a élevé les premiers temples à la divinité? Est-ce la raison qui nous a révélé l'harmonie de la nature et qui nous a dévoilé la main d'un Dieu dans les merveilles de la aréation? Est-ce la raison qui a inventé les arts, et surtout le plus étonnant de tous, celui par lequel nous communiquons nos pensées à nos semblables? Est-ce la raison qui parle à tous les hommes et dans tous les siècles un même langage, dont la conscience est l'immortelle interprète ? Est-ce la raison qui commande à nos cœurs la vertu et qui éveille dans les entrailles du coupable la furie du remords? Lorsque les dogmes impies font plier des peuples entiers sous le joug de la superstition, estce la raison qui rend l'homme juste en dépit d'un dieu injuste, qui garantit l'innocence et la pudeur des voluptueuses leçons de Vénus, du culte contagieux de l'amour terrestre?

« Il est en nous une puissance plus forte que le despotisme des lois humaines, que l'empire des cultes superstitieux ou immoraux; une puissance qui veille encore sur nous, quand la frêle barque de notre raison est hallottée par la tempête des passions : c'est la puissance du sentiment.

« La raison produit cette vaine philosophie sujette à tant d'erreurs, et que sa versatilité rend l'esclave des gouvernements et des opinions vulgaires; la raison ne produit qu'une sagesse spéculative et isolée : le sentiment produit cette morale universelle qui est indépendante des gouvernements et des opinions. La raison ne produit qu'une sagesse spéculative et isolée le sentiment produit une sagesse pratique et expansive. L'homme a beau être convaincu par la raison; s'il n'est pas persuadé par le sentiment, jamais une bonne pensée ne deviendra une bonne action. Oh! je l'ai trouvée dans mon cœur, et elle est sans doute gravée dans tous les cœurs cette maxime consolante, que toutes les vérités essentielles au bonheur de l'humanité sont des vérités de sentiment. Je l'ai trouvée aussi au fond de mon cœur, cette aut re maxime que le beau et le bon sont identiques, et que l'homme de génie ne peut se concilier les suffrages de ses contemporains et l'admiration de la postérité qu'en donnant pour base à ses œuvres des principes de morale. Ainsi les lois du goût et celles de la morale ne sont peut-être qu'une même chose. »>

Une répudiation aussi énergique de toute confiance dans la raison purement humaine devait infailliblement conduire le pieux philosophe aux croyances chrétiennes ; pour cela, il n'avait pas beaucoup de chemin à faire. Il avait la grâce prévenante de la famille; son père, homme simple et droit, joignait à une profonde intelligence de la profession d'imprimeur, les convictions et la pratique d'une vie religieuse; sa mère était un modèle accompli de piété. Les premières impressions du foyer domestique lui avaient inculqué cette foi robuste à la vie future qui lui faisait dire dans l'âge mûr que s'il lui fallait douter d'une des deux existences, ce serait plutôt sur celle-ci qu'il hésiterait que sur l'autre. La halte du déisme, si fréquemment adoptée à cette époque, ne pouvait le satisfaire, et il devait franchir sans intermédiaire l'intervalle qui sépare la sagesse humaine de la révélation.

« Ainsi l'homme tient à la terre par son corps, et au ciel par son intelligence. Cette vie n'est qu'un lieu de passage et d'épreuves, où il doit travailler continuellement à mériter d'être admis dans sa véritable

patrie pour y échanger le vêtement périssable d'une vie future contre la gloire d'une immortalité heureuse. »>

Et plus loin:

« C'est ici, ô homme, qu'il t'est permis d'avoir de l'orgueil; car il n'est qu'un Dieu qui puisse suffire à l'étendue de ton intelligence et à la force de ton amour. Oui, Dieu seul peut remplir l'idée de la perfection que lui-même a placée au dedans de toi, et ce n'est que par la contemplation de cet Etre tout-puissant et tout bon que ton cœur peut espérer de se rassasier un jour. N'est-ce que cela? disait César, monté sur le trône du monde. Que me restera-t-il à conquérir, lorsque la terre entière sera subjuguée ? disait le fils de Philippe. Insensés! si l'univers entier ne suffisait pas à votre amusement, que vouliez-vous de plus? C'est que vous n'aviez pas si bien choisi que sainte Thérèse et Fénelon.

« Quel est l'homme, en effet, qui n'a pas souvent éprouvé le vide de son imagination, l'insatiabilité de ses désirs? Quand il a voulu sonder sa conscience, n'a-t-il pas toujours aperçu dans son cœur un abîme que toutes les illusions des plaisirs, que toutes les merveilles des arts, que tous les trônes de l'ambition, que toutes les promesses de la gloire ne pourraient combler? N'y a-t-il pas toujours vu avec effroi cette solitude immense, qui serait encore une solitude, quand même toutes les créatures viendraient y confondre tout l'amour qui est sur la terre ?...

<< Mais quelle est mon erreur ! S'il faut un Dieu à mon intelligence et à mon amour, comment puis-je espérer d'être jamais satisfait? Où trouverai-je un culte qui m'assure que je ne suis pas bercé d'une vaine chimère ? Où trouverai-je une religion qui me confirme cette idée qui m'est si nécessaire, et qui, cependant, est le comble de l'extravagance, si elle n'a pas été révélée? Mortel aveugle! il est trouvé ce culte salutaire qui fait évanouir tes craintes! elle est trouvée cette religion divine qui te permet d'espérer!

«Oh! que je fuie dans la solitude des temples! que je me réfugie à l'ombre des saints autels! et que mon âme se perde dans la douce méditation de ces grandes promesses! »

Il semble, il est vrai, que ce besoin de l'âme va conduire directement à la rêverie religieuse, et l'on dirait comme d'un souffle avantcoureur des Méditations de M. de Lamartine, ces limbes tièdes où l'indifférence se fait illusion à elle-même par les apparences de la foi. Mais M. Ballanche avait trop ressenti les maux de son époque, et sa conscience était trop ferme pour ne pas participer au besoin de réorganisation qui tendait alors à se personnifier dans un homme.

Jamais, à ce qu'il nous semble, la force morale qui fonda la puissance de Bonaparte et la conspiration des sentiments honnêtes en faveur de celui qui semblait devoir rétablir la société sur ses bases légitimes, n'ont été exprimées avec plus d'éloquence que dans les pages suivantes

«Au sein de l'empire le plus florissant, s'est élevée une secte qui a voulu mettre tout à coup ses théories à la place des vues de la Providence. Qui pourrait calculer les suites de cette déplorable erreur? Matheur à l'argile qui dit au potier: QUE FAITES-VOUS? Malheur aux hommes, lorsqu'ils ont voulu se soustraire au maître de l'univers, lorsqu'ils ont cru pouvoir faire plier les grandes lois de la Providence à leurs vues étroites et à la versatilité de leurs opinions! Une verge de fer s'est appesantie sur les têtes de vingt-cinq millions d'hommes; tout ce que l'imagination pouvait concevoir de crimes a été commis; tout ce qu'elle a pu inventer de monstrueux à été exécuté: en dix années se sont accumulés assez de forfaits pour que dix siècles en fussent encore souillés. Mais du sein de ces grandes calamités, il s'est élevé un homme qui a été vu s'avançant dans le chemin obscur des plus hautes destinées, sans se douter de la grande mission dont il était investi. La Providence, qui veillait à l'insu des mortels ignorants et ingrats, la Providence, après avoir laissé le chaos des révolutions bouleverser l'aire étroite où s'agitent les passions et la liberté de l'homme, la Providence avait dit : « J'ai choisi celui-ci pour qu'il rende aux institutions sociales leur garantie et l'appui des idées religieuses; mais pour que les peuples croient en lui, il exécutera de grandes choses, qui exciteront sa propre admiration. Des circonstances étonnantes feront de sa vie publique un prodige aux yeux de la multitude, parce que la multitude ne verra pas la main qui le conduira. Je dissiperai les armées devant lui, comme de vaines vapeurs en présence de l'astre du jour. Il maîtrisera les esprits dans les conseils, et la fortune sur les champs de bataille. Lorsqu'il croira avoir conquis la paix, je ferai germer dans sa pensée la gigantesque entreprise de rendre à son ancienne splendeur le pays où fut placé le berceau de tous les arts. Dès que ses voiles l'auront entraîné sur le perfide élément, des cris s'élèveront du sein de l'empire qu'il viendra de quitter; les crimes de l'anarchie, les fureurs des proscriptions, l'ineptie d'un gouvernement odieux, la rupture de tous les liens sociaux, ne présenteront aux peuples épouvantés d'autre refuge contre la tyrannie que le joug d'une domination étrangère; ils invoqueront l'esclavage, comme le malheureux appelle la mort; tous les noirs pressentiments qui précèdent la dissolution des empires planeront

« AnteriorContinuar »