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» Le poète arrive à son héros; mais il nous y a conduit sans l'annoncer, et à travers une galerie de tableaux. Cette suspension qui nous attache, est un des moyens de la poésie lyrique dans les grands sujets; mais il faut prendre garde, en voulant irriter la curiosité, de ne pas l'impatienter. Ici, comme partout ailleurs, la mesure est nécessaire; et surtout lorsqu'on vient au fait, il faut que nous saisissions le rapport avec ce qui a précédé. C'est ce qu'on vu dans l'ode au comte Du Luc, et ce qu'on retrouve dans celle-ci.

» Rousseau veut dire au prince Eugène que le temps et l'oubli dévorent tout ce que la sagesse et la vertu n'ont point consacré; mais il ne s'arrête pas à l'idée morale; elle lui fournit

une image vraiment sublime :

Ce vieillard, qui d'un vol agile,
Fuit sans jamais être arrêté,

Le Temps, cette image immobile
De l'immobile éternité,

A peine du sein des ténèbres
Fait éclore les faits célèbres,
Qu'il les replonge dans la nuit;
Auteur de tout ce qui doit être,
Il détruit tout ce qu'il fait naître,
A mesure qu'il le produit.

M. de La Harpe ayant fini d'examiner les odes au comte Du Luc, au prince Eugène, à M. de Vendôme et à Malherbe, dit ensuite:

« On a pu voir dans l'analyse de ces quatre odes, malgré quelques imperfections que j'ai observées, les qualités essentielles du genre, et particulièrement l'espèce de fictions et d'épisodes qui lui conviennent. Il n'y en a point dans l'Ode sur la Bataille de Pétervaradin ; c'est une description d'un bout à l'autre ; mais elle est pleine de feu, et de la plus entraînante rapidité: la critique la plus sévère n'y pourrait presque rien reprendre.......

» L'ode est susceptible de tous les sujets. Il y en a d'héroïques, et ce sont celles dont je viens de faire mention; il y en a de morales, de badines, de galantes, de bachiques, etc. Horace, surtout, a fait prendre à l'ode tous les tons; et Rousseau en a essayé plusieurs. La plus célèbre de ses pièces morales est l'Ode à la Fortune; il y de belles strophes, mais la marche en est trop didactique......

En vain le destructeur rapide
De Marc-Antoine et de Lépide
Remplissait l'univers d'horreurs :
Il n'eût point eu le nom d'Auguste,
Sans cet empire heureux et juste
Qui fit oublier ses fureurs.

Montrez-nous, guerriers magnanimes,
Votre vertu dans tout son jour;
Voyons comment vos cœurs sublimes
Du sort soutiendront le retour.

Tant que sa faveur vous seconde,
Vous êtes les maîtres du monde,
Votre gloire nous éblouit;

Mais au moindre revers funeste,

Le masque tombe, l'homme reste,
Et le héros s'évanouit.

>> Ses Cantates sont des morceaux achevés: c'est un genre de poésie dont il a fait présent à notre langue, et dans lequel il n'a ni modèle ni imitateur. C'est là qu'il paraît avoir eu le plus de souplesse et de flexibilité: il sait choisir ses sujets, les diversifier et les remplir; ce sont des morceaux peu étendus, mais finis. Le récit est toujours poétique, les couplets sont toujours élégants, quelquefois même gracieux. Plusieurs de ces poésies, qu'on peut appeler galantes, sont de nature à être comparées aux vers lyriques de Quinault. Rousseau a moins de sentiment et de délicatesse; mais sa versification est bien plus soutenue et bien plus forte. La Cantate de Circé est un morceau à part; elle a toute la richesse et l'élévation de ses plus belles odes, avec plus de variété : c'est un des chefs-d'œuvre de la poésie française.....

>> On sait combien Rousseau a excellé dans l'épigramme. Tout homme d'esprit peut en faire une bonne; mais en faire un si grand nombre sur tous les sujets, et les faire si bien, est l'ouvrage d'un talent particulier. Ce talent consiste principalement dans la tournure concise et piquante de chaque vers; car le mot de l'épigramme est souvent d'emprunt. Il en a peu de mauvaises; et on les trouve parmi celles qui roulent sur l'amour ou la galanterie, quoiqu'il en ait de très bonnes, même de cette espèce. Ses épigrammes satiriques ou licencieuses sont parfaites; et quoique dans ces dernières on puisse réussir à bien peu de frais, celles de Rousseau font voir qu'il y a dans les plus petites choses un degré qu'il est rare d'atteindre, ou du moins d'atteindre si souvent : car une saillie de débauche, quelque heureuse qu'elle soit, n'est pas un effort d'esprit. Nous avons des couplets sur ce ton, du temps de la Fronde, dont les auteurs ne sont pas même connus; et l'on ne sait pas beaucoup de gré à Auguste de son épigrammme ordurière contre Fulvie, quoique peut-être on n'en ait jamais fait une meilleure. >>

Malgré les éloges que M. de La Harpe a donnés à Rousseau, éloges qu'il ne pouvait lui re

fuser, il est à soupçonner cependant que sa prédilection pour Voltaire, l'ennemi et le rival de Rousseau, l'a entraîné, dans son analyse des ouvrages de cet auteur, à employer toute la sévérité d'un censeur, avec le discernement d'un critique très éclairé. Je pourrais en citer quelques exemples; mais comme on trouvera peut-être cet article déjà un peu trop étendu, si vous voulez vous en convaincre, Madame, je vous prierai de lire le chapitre IX, tome VI du Cours de Littérature, intitulé : De l'Ode et de Rousseau.

MONCRIF.

François-Augustin Paradis de Moncrif naquit à Paris en 1687, et mourut en 1770. Il était membre de l'Académie française, lecteur de la reine, et secrétaire des commandements de M. le comte de Clermont, prince du sang. Ses qualités personnelles, ses manières aimables et polies, son ton plein de douceur, lui concilièrent un grand nombre d'amis. On a dit de son Essai sur la né cessité et les moyens de plaire, qu'il pratiquait ce qu'il enseignait.

Parmi ses poésies diverses, on admire particulièrement son conte du Rajeunissement inutile, plein de finesse et de grâce. Son petit roman des

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